« Pourquoi les personnes ne travaillent-elles jamais comme on le leur demande ? » ou l’irréductible écart entre travail prescrit et travail effectif
- Caroline Floch-Brenaud

- 1 juin
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On peut avoir tendance à répondre rapidement que les travailleurs et travailleuses seraient indiscipliné.es, irresponsables, ou bien encore qu’ils et elles n’ont pas bien compris la prescription, et n’en feraient qu’à leur tête.
Mais la réponse est tout autre, et nous allons l’explorer au prisme de l’ergonomie et de la psychologie du travail. Il existe tout un monde entre ce qu’on demande, et ce que « ça » demande. Le travail, d’après Christophe Dejours (2013a) « se définit comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ; ou encore ce qu’il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu’il s’en tient scrupuleusement à l’exécution des prescriptions » (p. 26).
Le prescrit
L’ergonomie explique que la « prescription s’impose à l’opérateur : elle lui est donc extérieure, elle détermine et contraint son activité. Mais simultanément, elle est un cadre indispensable pour qu’il puisse opérer : en déterminant son activité, elle l’autorise » (Guérin et al., 2006, p. 35).
D’une part, l’organisation prescrite du travail est donnée par la division technique du travail, c’est-à-dire qui fait quoi et comment : les modalités, les protocoles et règlements, la vitesse d’exécution, les outils, les machines, les moyens, les cahiers des charges, les compétences. D’autre part, le prescrit se retrouve dans la division sociale et hiérarchique du travail : qui fixe les formes de commandement et de coordination, les niveaux de responsabilité et d’autonomie, l’évaluation du travail.
Les prescriptions se cumulent sans être totalement conciliables (par exemple faire son travail rapidement, qualitativement et en restant en sécurité), ce qui entraîne la nécessité d’une priorisation. Parfois, elles sont même incompatibles.
Dans le cas où les travailleurs et travailleuses appliquent toutes les prescriptions, et uniquement les prescriptions, on se retrouve face à la grève du zèle : rien ne fonctionne. Ainsi, l’obéissance absolue et le travail d’exécution n’existent pas en-dehors de ce cas de figure. Au contraire, les travailleurs et travailleuses mettent en œuvre leur intelligence et leur autonomie pour exercer leur activité.

De l’activité réalisée au réel de l’activité
La clinique de l’activité ajoute entre la tâche (ce qui est à faire) et l’activité (ce qui se fait) l’épaisseur subjective de l’activité en distinguant l’activité réalisée et le réel de l’activité.
L’activité réalisée, c’est ce qui est fait par un.e professionnel.e et que l’on peut observer.
Le réel de l’activité est composé d’une multitude d’autres activités : ce qu’on a voulu faire et qu’on n’a pas pu faire, ce qu’on ne parvient pas à faire, ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Les activités suspendues ou empêchées pré-occupent le.la professionnel.le au travail, mais cette dimension est difficilement observable, dicible ou discutable.
L’activité de travail est donc une épreuve subjective durant laquelle on se mesure à soi-même et aux autres, tout en se mesurant au réel.
La subjectivité au travail
Au travail comme dans la vie, rien ne se passe jamais comme prévu et les zones d’ombre arrivent, des situations qui échappent aux procédures déjà établies, des incidents, des anomalies, des aléas : ce qui surgit en situation réelle sans avoir été prévu par la conception, la planification et l’organisation de la tâche. Cet inattendu, l’ingrédient essentiel manquant pour la recette ou le camion qui ne démarre pas, c’est le réel du travail de la psychodynamique du travail, « ce qui résiste à la maîtrise par les moyens conventionnels » (Molinier, 2006, p. 75), parfois une situation que l’on ne comprend pas.
Le réel résiste aux savoir-faire, aux procédures, aux prescriptions et se fait connaître aux travailleurs et travailleuses sur un mode affectif. En effet, il se fait d’abord connaître sous la forme d’un échec, d’une expérience désagréable, qui peut faire naître différents sentiments parmi lesquels l’impuissance, l’angoisse, l’irritation, la colère, la déception ou encore le découragement (Dejours, 2013a). C’est la situation où tout était organisé et finalement votre partenaire prend une autre décision sans que vous ne puissiez intervenir, votre plan s’écroule, vous ne voyez pas comment rattraper le coup. C’est la tumeur qui reste accrochée à l’organe sans que vous ne voyiez comment la séparer sans faire de dégât. C’est le mur qui fendille quand vous posez la charpente. « Le réel se fait connaître comme une expérience radicale d’inintelligibilité qui me projette dans un sentiment d’incompétence » (Dejours, 2013a, p. 170).
Travailler, c’est continuer à chercher, recommencer, inventer une solution à partir de l’échec qu’il faut dépasser. Le zèle des professionnel.les consiste alors à faire preuve d’improvisation, trouver des chemins insolites, faire en sorte que ça fonctionne : « tous ceux qui travaillent doivent mobiliser une intelligence inventive qui fait partie intégrante du travail ordinaire » (Dejours, 2013a, p. 29). Interpréter, ruser, bricoler : c’est comme ça que naissent et se développent les ficelles de métier, d’abord dans la clandestinité car elles sont hors normes, hors procédures, de l’ordre de la transgression, les écarts sont même parfois coûteux. L’article de paie que vous devriez utiliser ne fonctionne pas, mais vous arrivez à sortir la bonne paie en passant par un autre article ; la moitié de votre production du midi crame, vous trouvez comment rallonger la sauce des plats qui sont prêts. Ces ruses sont nées de votre ingéniosité, devant la difficulté à faire face, et cette épreuve du travail est l’occasion de vous transformer vous-même.
Voir le travail ?
La performance est première et la compétence seconde : la compréhension vient ensuite, ce qui fait dire à Christophe Dejours que « chaque compétence est indissociablement liée au contexte de son effectuation » (p. 39). En effet, l’intelligence subjective, affective et corporelle est invisible, elle ne peut pas se mesurer, ni s’évaluer quantitativement, et personne n’en a de preuve objective. C’est aussi pour cela qu’il est extrêmement difficile de décrire ce que l’on fait concrètement au travail, on a plutôt tendance à décrire les conséquences de notre travail. Verbaliser les opérations routinières, les stratégies résultant d’apprentissages anciens ou encore des habiletés manuelles très intégrées est très complexe car une personne « dans l’acte professionnel, met en jeu toute sa vie, personnelle (histoire, expérience professionnelle et vie extra-professionnelle) et sociale (expérience de l’entreprise, identité et reconnaissance professionnelle » (Guérin et al., 2006, p. 38-39). La réussite ou l’expertise dans un domaine professionnel rend presque invisible l’effort qu’il a fallu consentir pour l’atteindre : le travail disparaît aux yeux des autres quand il est réussi.
Cela a pour conséquence l’impossibilité de mesurer objectivement du travail, seul le résultat du travail peut l’être, alors qu’« il n’y a aucune proportionnalité entre le visible et l’invisible, entre le résultat de la production et le travail vivant qu’il a fallu déployer pour obtenir ce résultat » (Dejours, 2013 a, p. 44). Seule la reconnaissance des pairs, sur le volet qualitatif, pourra valoir évaluation.
L’équilibre est sans cesse à réinventer entre les tâches demandées et les éléments extérieurs (Bioul, 2019). Cette confrontation au réel du travail est problématique dans les situations de travail où il faut apparaître comme maîtrisant tout. Cela peut aller jusqu’au déni, que l’on retrouve dans les stratégies de défense.
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