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Les défenses collectives : une distorsion de la pensée visant à poursuivre le travail tout en se préservant

« Travailler » au sens de la psychodynamique du travail, consiste à fournir des efforts pour combler l’écart entre le prescrit, ce qui est demandé de faire, et le réel, rencontré par l’affectif. En effet, nous nous mobilisons, parce que nous sommes affecté.es par la situation. L’échec, la frustration, sont des sentiments désagréables révélés par la confrontation au réel et constituent la « souffrance » selon la psychodynamique du travail, qui va de pair avec la normalité. Parce que justement, cette normalité résulte d’un compromis entre souffrance et défenses élaborées pour la supporter (Debout, 2014). En effet, « travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est aussi se protéger soi-même contre les risques du travail » (Dejours, 2013, p. 60), car « même quand on s’accomplit dans son travail, il reste toujours une part de cette souffrance qui doit faire l’objet d’un traitement par des défenses » (Debout, 2018, p. 83). La clinique montre que les travailleurs et travailleuses ne subissent pas passivement la souffrance générée par les contraintes de l’organisation du travail, mais s’en défendent.



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D’après Pascale Molinier (2008), « l’existence de stratégies collectives de défense est la découverte empirique la plus originale et la plus importante en psychodynamique du travail » (p. 194) que Christophe Dejours a présenté pour la première fois en 1980 dans l’essai Travail : usure mentale. Si Helena Hirata et Danièle Kergoat soulignent la contradiction pointée par la psychopathologie du travail entre le caractère social du travail et le caractère singulier de la maladie mentale ([1988] 2017), les défenses, qui ont pour objet d’éviter la perception de ce qui fait souffrir, viennent alors contrer la souffrance à la fois de façon singulière et collective. Et ces stratégies de défense ne dépendent pas de la personnalité ou de l’organisation psychique des sujets, mais sont construites en réponse à la nature du travail lui-même.


La souffrance est un vécu individuel. Les stratégies de défense servent à la fois la préservation de soi dans le travail et la poursuite du travail, et pour cela elles s’appuient sur un travail subjectif, intrapsychique et singulier. Elles « fédèrent les efforts de tous pour se protéger des effets déstabilisateurs pour chacun de la confrontation à des risques qui sont, pour une part, les mêmes pour tous les membres du collectif de travail. » (Dejours, 2013, p. 64). Les défenses collectives permettent d’assurer les conditions sociales d’une transformation de la subjectivité qui anesthésie la souffrance, en restant en lien avec la matérialité du travail à accomplir. Ainsi, la lutte contre la souffrance dans le travail implique une coopération et des règles défensives, « d’un point de vue empirique, le collectif de travail est simultanément collectif de règles et collectif de défense » (Molinier, 2008, p. 195).


Les défenses n’agissent pas sur le monde réel, seule sa perception en est modifiée. Ainsi, le risque objectif et les contraintes ne changent pas. En revanche les affects, les pensées et les états mentaux sont modifiés par les conduites, croyances, attitudes et règles en vigueur dans le milieu de travail, ce qui constitue un « univers symbolique commun » (Molinier, 2008, p. 195) dont la cohérence réside dans son négatif, tout ce qu’il ne dit pas et dont les moyens symboliques résident dans l’occultation, l’euphémisation, l’évitement, la rationalisation, les représentations. Par exemple, le langage de métier est structuré par les défenses car s’il met en avant certains aspects du travail, il en fait disparaître d’autres et permet une distorsion de la pensée.


Des périls psychiques, le travail en revêt de nombreux : l’ennui, l’humiliation, la honte, l’injustice, la trahison de ses convictions propres, etc. C’est en particulier de la peur dont il est question, la peur générée par les risques de l’activité, c’est-à-dire toutes les situations à risque pour la santé et l’intégrité des personnes, un danger externe la plupart du temps objectif. Mais ce peut être aussi la souffrance éthique, conscience d’un décalage entre l’idéal moral d’un sujet et sa participation zélée à des actes qu’il réprouve, souffrance d’ailleurs majorée dans le cas où l’exercice de la domination entraîne la jouissance du sujet, et non son seul dégoût ou absence de ressenti (Demaegt, 2008).


Ces stratégies collectives opposent un déni de réalité aux dimensions de l’activité qui font souffrir, à la réalité du danger et donc à la vulnérabilité face au danger. Mais ce déni de perception est un processus fragile, qui n’est efficace qu’à condition que tous et toutes le soutiennent sans jamais le remettre en question, que chacun.e des travailleur.euses apporte son concours à la neutralisation de la peur et à la modification de la perception de la réalité, comme une sorte d’inconscience sociale.


Cette découverte empirique de la psychodynamique du travail, articulant différentes conduites qui pourtant ne semblaient pas avoir de rapport entre elles pour en faire un système (Molinier, 2008) a permis de mieux comprendre certains comportements inexplicables, voire absurdes, au premier abord. Ces conduites, celles qui sont recommandées et celles qui sont à éviter, ont un sens au regard du fonctionnement psychique, en vue de la préservation de soi : c’est ce que l’on nomme la rationalité subjective ou rationalité pathique. Ainsi, ce que l’on identifiait auparavant comme des « manques » chez les travailleurs et travailleuses, cache en réalité des règles de métier, c'est-à-dire des procédures informelles de sécurité, modes du travailler-ensemble (Cru, 2001).


Cependant ces défenses, par leurs effets cognitifs, font aussi obstacle à la pensée. En opposant un déni à ce qui fait souffrir, elles occultent une part très importante de l’expérience, qui n’est plus mise en débat, ce qui peut créer des distorsions communication. Or, ce qui fait souffrir, c’est ce qu’il faudrait transformer via l’intelligence collective, avec laquelle les défenses peuvent entrer en concurrence. Parce qu’elles sont difficiles et coûteuses à mettre en place, elles méritent d’être protégées quand elles sont efficaces et « participent à la pérennisation des situations dont elles sont pourtant chargées de combattre les effets psychiques délétères » (Dejours, 2013, p. 66).


Bibliographie :

Dejours, C. (2013). Travail vivant 2 : Travail et émancipation. Éditions Payot & Rivages.

Molinier, P. (2008) Les enjeux psychiques du travail. Éditions Payot & Rivages.

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