L'activisme professionnel : une stratégie individuelle à dimension collective ?
- Caroline Floch-Brenaud

- 6 sept.
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Comme expliqué dans l'article sur les stratégies collectives de défense, « travailler » au sens de la psychodynamique du travail, consiste à fournir des efforts pour combler l’écart entre le prescrit, ce qui est demandé de faire, et le réel, rencontré par l’affectif. En effet, nous nous mobilisons, parce que nous sommes affecté.es par la situation. L’échec, la frustration, sont des sentiments désagréables révélés par la confrontation au réel et constituent la « souffrance » selon la psychodynamique, qui va de pair avec la normalité. Au-delà des stratégies collectives de défense, les individus peuvent affronter leur souffrance via des stratégies individuelles, qui servent également à ne pas penser à ce qui fait souffrir. Pour Christophe Dejours, « à chaque fois qu’un travailleur réussit à s’impliquer subjectivement dans son travail, c’est-à-dire à faire consciencieusement son travail, il devient en contrepartie vulnérable au risque de l’hyperactivité » quelle que soit la structure mentale du travailleur ou l’idéologie managériale de la structure qui l’emploie (Dejours, 2004, p. 37).

De l’autoaccélération à l’activisme
L’auto-accélération a d’abord été observée sur les chaînes de montage chez les ouvriers, forme de répression pulsionnelle, « sorte d’hypoesthésie ou d’anesthésie obtenue par le truchement d’une hyperactivité sensori-motrice » (Dejours, 2013, p. 62), à la croisée entre les contraintes du travail et les défenses psychologiques mises en œuvre pour les supporter. Afin de faire face à l’ennui généré par la monotonie de la tâche, l’auto-accélération consiste à augmenter la cadence jusqu’à obtenir un abrutissement de la pensée, qui va d’ailleurs perdurer au bout d’un certain temps, même en abaissant la cadence. Karl Abraham avait déjà repéré en 1919 « qu’une activité de travail intensive avait pour fonction de protéger le sujet contre l’apparition de troubles névrotiques, en détournant les exigences pulsionnelles vers un autre but, ici l’activité de travail excessive » (Gernet, 2008, p. 116). En effet, les affects de souffrance, d’angoisse ou de colère parasitent le fonctionnement psychique et deviennent des obstacles à la concentration nécessaire pour la production. L’activité va peu à peu occuper la totalité de l’appareil psychique, ce qui neutralise toute association d’idées qui n’est pas en lien direct avec la production. Le sujet consent volontairement à rétrécir l’espace de sa subjectivité par un défi avec la cadence imposée.

Depuis, l’auto-accélération a été observée chez d’autres catégories socio-professionnelles, car cet engourdissement de la pensée peut être obtenu également dans des tâches relationnelles et/ou cognitives (Debout, 2014). De même, l’activisme ne semble pas être genré, car s’il est documenté chez les ouvriers, les cadres, il est aussi observé comme l’une des deux stratégies individuelles typiques des personnels soignants, plutôt des femmes (Molinier, 2008).
Plusieurs termes sont utilisés dans la littérature. Christophe Dejours (2004) définit « l’hyperactivité professionnelle » comme une notion descriptive, soit sur la base d’une observation extérieure (quantité ou durée du travail, et non qualité qui n’est pas évaluable par l’observation directe) soit par l’allégation du sujet sur le fait que la charge de travail excessive lui est imposée ou s’impose à lui. L’hyperactivité est d’ailleurs le sujet de la revue Travailler de 2004. A noter qu’elle ne se réfère pas au volet médical de l’hyperactivité aussi appelée TDAH mais « le terme d’hyperactivité professionnelle renvoie à la notion d’activité qu’il convient ici de distinguer de celle d’action. L’activité désigne essentiellement des gestes, des postures, des processus cognitifs et un engagement de l’affectivité et du corps dans l’intelligence pratique, qui, comme l’intelligence rusée, sont vectorisés vers l’efficacité du faire, dans le monde objectif. » (Dejours, 2004, p. 26)
Dans l’ouvrage Psychopathologie du travail (2016), C. Dejours et I. Gernet évoquent la « suractivité professionnelle » (p. 19), l’« hyperactivité » (p. 111), l’« hyperactivisme professionnel » (p. 112), le « présentéisme » (p. 112) sans qu’une distinction précise ne soit ici formalisée entre ces termes. On peut trouver aussi dans la littérature le mot de « bougisme » utilisé par Pascale Molinier (2010), concept qu’elle emprunte à Taguieff, comme une « forme exhibée de l’efficacité » (2010, p. 104). Christophe Dejours empruntera quant à lui à Hannah Arendt le mot d’« affairement ».
L’activisme, stratégie individuelle de défense, est relayé par des mécanismes de défense, tels que la rationalisation ou le clivage, qui permettent de tenir l’angoisse à distance ; ces mécanismes ont eux-mêmes recours à l’imaginaire social (Dejours et Gernet, 2016). Ce n’est « pas le simple résultat d’un surinvestissement subjectif au travail signant une défaillance de la mentalisation, mais la compréhension du rapport compulsif au travail est étroitement articulée à l’analyse de la tâche et des types de défense qu’elle exige » (Gernet, 2008, p. 123). Pour le clinicien du travail, la surcharge de travail n’a pas pour objet de jouir de la souffrance mais trouve son origine dans l’organisation du travail avec l’assujettissement des travailleurs (Dejours, 2004). Le masochisme associé, secondaire, est une ressource protectrice contre la souffrance et la douleur de la surcharge imposée par l’organisation du travail : la souffrance devient tolérable, voire une source de jouissance, ce qui protège le sujet du risque de décompensation (Dejours, 2004). L’activisme peut avoir comme conséquence une augmentation du rendement, une efficacité accrue du travail (Hirata & Kergoat, [1988] 2017). Pour autant, bien qu’il soit exploité par l’organisation du travail, l’activisme « n’est ni reconnu ni récompensé » (Molinier, 2008, p. 253) comme l’illustre l’exemple des soignantes épuisées qui sont ensuite mises de côté à la fois par leurs pairs et la hiérarchie, et qualifiées alors de « bras cassés ».
L’activisme est évoqué par Christophe Dejours (2013) comme une stratégie de défense face à l’intensification du travail. L’activisme « est mobilisé pour accomplir sa tâche intégralement, […] quitte à ne pas compter ses heures » (Molinier, 2006, p. 253). Par sa présence un grand nombre d’heures, parmi d’autres efforts, le sujet essaie de ne pas sacrifier le sens du travail et de poursuivre l’accomplissement d’un travail de qualité. Pour autant, le temps objectif, mesuré, du travail, n’est pas le temps subjectif d’implication dans le travail qui déborde le premier. Ce temps subjectif peut envahir le sommeil, les rêves. D’un côté, cela permet d’être plus efficient dans son travail : on réfléchit aux problèmes rencontrés et on anticipe les difficultés possibles. D’un autre côté, cela limite les possibilités d’extraction du travail, pour se détendre et se consacrer à autre chose. Le sujet ne subit pas passivement le temps subjectif mais tente d’en contenir les débordements. (Molinier, 2009).
Pascale Molinier (2008) indique que l’activisme peut permettre d’éviter de penser à des tâches réalisées avec lesquelles on est en désaccord sur le plan éthique, ou encore à éviter de reconnaître que les tâches confiées sont irréalisables, et que nous ne sommes pas le « surhomme » espéré. Ainsi s’interroge-t-elle sur le surinvestissement des cadres qui pourrait leur permettre « d’éviter de penser à ce qu’ils font, à comment ils le font et avec quelles conséquences » (Molinier, 2010, p. 103). Isabelle Gernet (2022) indique également que cette défense permet de conserver une attitude professionnelle malgré des situations de travail qui génèrent des conflits éthiques.

Les travailleurs et travailleuses contribuent eux-mêmes à l’entretien de la surcharge de travail, pour maintenir la suspension de l’activité de la pensée et du jugement moral (Dejours et Gernet, 2016), la plainte concernant son propre activisme consistant en une rationalisation défensive (Molinier, 2008). « Et comme toute défense, [l’activisme] contribue effectivement à la pérennisation de la situation, fût-elle délétère pour la subjectivité et la santé de l’intéressé » (Dejours, 2004, p. 33). A terme, les effets sont délétères parce que le fait d’être en proximité de ses limites fait risquer à l’individu de « craquer » soit en raison de l’usure, soit suite à un changement, les organisations actuelles exigeant un engagement psychologique sans permettre le retrait (Gollac et Volkoff, 2006). Avec les collègues, l’activisme peut être source de conflits et de division entre celles et ceux qui utilisent ce mécanisme et les autres qui ne s’y plient pas (Molinier, 2008).
L’activisme présente parallèlement un risque pour la santé, parce que les processus intrasubjectifs impliqués dans la protection de soi sont entravés. Les impacts sont observables en dehors du travail, en tout premier lieu sur la santé des personnes concernées, car l’activisme en tant que répression pulsionnelle met en danger le fantasme, l’imagination et l’affectivité et donc s’oppose à la sublimation : l’épuisement qui en découle est par exemple « compensé » par l’automédication chez des soignantes (Molinier, 2006). Les ouvriers poursuivent leur rythme effréné à l’extérieur de l’usine en roulant vite en voiture, en accomplissant les tâches ménagères à toute vitesse et même leur débit haché marque le rythme (Laville et al, 1972 cité par Molinier, 2009). Les conséquences sur la santé de l’activisme peuvent être des troubles anxieux, des sentiments de baisse d’estime de soi, des troubles du sommeil, l’ensemble pouvant amener à un effondrement dépressif (Gernet, 2022). En outre, l’activisme peut impacter les relations amoureuses et érotiques, mais aussi le lien avec les enfants, l’empêchement de penser pouvait faire obstacle au développement d’une relation de qualité (Molinier, 2008). Une des conséquences réside également dans le fait que la sortie de l’activisme est « une période à hauts risques, où il faut repenser ce que l’on avait, entre-temps, laissé de côté » (Molinier, 2008, p. 192).
Une défense individuelle ?
La psychosociologue Christine Gauthier (2020) parle d’« hypertravail » ; elle présente une des façons d’éliminer les conflits intrapersonnels en fréquentant surtout des « amis-collègues » qui ont le même rythme de travail et rendent donc difficile la contestation de ce modèle de vie, expliquant que cela accroît l’emprise du travail. Pour elle, cela est nourrit par un « idéal organisationnel » proposé aux salariés, qui consiste à tout faire pour atteindre des objectifs parfois inatteignables. L’hypertravail « peut aussi prendre le sens d’une norme imposée et/ou co-construite dans le collectif de travail et renvoyer parfois à une forme de conduite défensive. » (Gauthier, C., Fournier, G. et Almudever, B., 2016, p. 38). On peut faire ici le parallèle avec la thèse « managinaire » de V. de Galejac que Christophe Dejours critique sur deux points (2004). Tout d’abord, il n’est pas en accord avec la continuité proposée entre les principes de direction d’une entreprise et une instance psychique singulière (l’idéal du moi). En outre, les pathologies de surcharge sont visibles également chez des travailleurs « situés en bas de l’échelle socioprofessionnelle qui ont peu de raisons de croire à une destinée princière offerte par l’entreprise » (Dejours, 2004, p. 29).
Rhéaume (2006), dans une perspective psychodynamique, s’interroge sur « l’hyperactivité au travail comme stratégie défensive de métier » (p. 91), quand elle est le fait d’un groupe de personnes qui partagent le même métier. Pour lui, l’hyperactivité n’est ni simple surcharge de travail sur laquelle le sujet n’a pas prise, ni trait de personnalité traduisant une dépendance au travail : elle « se définit entre détermination externe et liberté personnelle » (p. 94). Pascale Molinier est elle aussi nuancée sur le caractère individuel de cette défense, expliquant que l’activisme « est rarement une stratégie collective, sauf dans certains services spécifiques (urgences, soins intensifs) » (2008, p. 253). D’autres exemples citent l’activisme comme un élément d’une stratégie collective de défense, et ce autant du côté masculin que féminin. Chez les auxiliaires de puériculture, Molinier (2004) cite « le registre de l’hyperactivité et du don de soi » comme illustration de la muliérité. En outre, chez les éboueurs, Le Lay (2015) mentionne « l’activisme exacerbé » (en balayant par exemple deux cantons au lieu d’un seul) comme partie du rapport viril au travail.
Le débat semble ouvert sur l’activisme et la possibilité que cette défense ne soit pas seulement individuelle.
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